Ordalium chapitre 1
L'oiseau blanc dans la cage qui est tombé amoureux du clair de lune
A battu des ailes jusqu'à la fin, même s'il savait qu'il tomberait au sol
Haritsuke no Seijo – Sound Horizon
« Regardez ! La reine ! Voilà la reine ! »
La foule excitée se mit à parler en désordre lorsque le carrosse doré apparut au coin de la rue. Précédant la calèche, des chevaliers drapés dans de longues capes vermeil talonnaient leurs majestueux destriers et écartaient les gens qui cherchaient en vain à s'approcher. Doucement, le carrosse avançait parmi le peuple, ses reflets d'or luisant au soleil, ses portières arborant fièrement l'insigne royal représentant un aigle aux ailes déployées posé sur une coupe.
Le cocher tira les brides et les deux palefrois blancs attelés au char s'arrêtèrent à hauteur de la grille du couvent devant laquelle attendait la mère supérieure entourée de deux jeunes sœurs. Tandis que les chevaliers formaient une barrière autour du carrosse afin de le protéger, un valet portant la livrée royale vint ouvrir la porte.
Le silence se fit soudainement, chacun attendait l'apparition de la reine. Puis, lentement, un pied chaussé de pierres précieuses se posa à terre, suivi de longs pans de vêtements. On aperçut un élégant chapeau sous lequel paraissaient des anglaises couleur ébène, tombant délicatement sur des épaules pâles et dénudées. Enfin, la silhouette gracieuse de la souveraine se dévoila en entier. Vêtue d'une somptueuse robe émeraude brodée de fils d'or et de dentelle, la reine salua son peuple d'un signe de main distingué, ses yeux couleur ambre doré parcourant l'assemblée tandis qu'un sourire bienveillant ornait ses lèvres.
« La reine... longue vie à la reine !
-Elle est si généreuse ! C'est elle qui a fait construire ce couvent pour jeunes filles, et c'est pour ça qu'il porte son nom : couvent Sainte Mélusine !
-Elle est belle, et gentille en plus ! Et regardez sa robe ! Il paraît que le roi a fait appel aux meilleurs couturiers du royaume pour lui confectionner cette robe pour célébrer sa troisième année de règne ! »
Sous les acclamations, la reine avançait tranquillement, entourée de son escorte. Lorsqu'elle fut arrivée devant la mère supérieure, celle-ci s'empressa d'effectuer une profonde révérence qui témoignait tout le respect et l'admiration qu'elle lui portait.
« Ma reine, soyez la bienvenue. »
Cette dernière posa doucement une main sur le bras de la religieuse afin de la faire relever. Puis, toujours avec un sourire serein, elle s'informa des dernières nouvelles, si les jeunes sœurs avaient bien étudié, si...
Sale vipère.
Sans que quiconque n'y prête attention, une silhouette se détacha de la foule et quitta la place animée pour regagner une étroite ruelle déserte à l'exception de quelques mendiants assis à terre et tendant leurs mains aux rares passants. D'un pas rapide, la personne passa devant eux sans même leur jeter un seul regard. Elle était irritée. Pourquoi était-elle venue en ville ? Pour voir cette détestable Mélusine, reine du royaume, cette odieuse garce qui se faisait passer pour une sainte en érigeant un couvent et qui, en secret, entretenait une liaison avec un ministre ?
Une brève rafale de vent s'éleva, repoussant le capuche qui avait recouvert les longs cheveux couleur blé de la jeune fille. Énervée, elle atteignit l'orée des bois et s'arrêta devant un petit étang à côté duquel broutait tranquillement un cheval à la robe grise. La demoiselle s'assit dans l'herbe pour se pencher lentement au-dessus de l'eau et y contempler son reflet. Elle avait un joli visage avec de grands yeux noisette, une taille élancée, de longs cheveux ondulés d'un rare éclat doré qui lui arrivaient jusqu'à la taille, et elle portait une magnifique orbe de soie rubis. Lors de ses promenades, on lui disait souvent qu'elle était belle. Cela n'était-il pas suffisant pour être reine ? Après un court moment de réflexion, elle esquissa un sourire et tenta de reproduire cet élégant signe de main qu'effectuait toujours la reine en saluant le peuple.
Elle soupira et jeta un caillou dans l'eau, dissipant ainsi son reflet. A quoi bon ces rêveries inutiles ? Elle ne pourrait jamais goûter à cette vie luxueuse et insouciante dont jouissait la reine. Mais ce n'était pas grave, elle était heureuse, parce qu'elle avait Marius...
Subitement, elle bondit sur ses pieds et sauta sur le dos du cheval qui émit un hennissement étonné avant de partir au galop. Tandis que les arbres défilaient à toute allure et que le vent sifflait à ses oreilles, les traits de la jeune fille se détendirent peu à peu. Ah... Marius allait encore la gronder.
« Où étiez-vous passée ? »
La jeune blonde referma doucement la porte de bois humide derrière elle, prenant tout son temps. Le ton de Marius ne laissait paraître ni colère, ni inquiétude. Il était dégagé, comme s'il parlait de la pluie et du beau temps. Lentement, elle se retourna pour faire face au jeune homme qui siégeait avec une élégance désinvolte sur son trône, vêtu d'un simple pantalon de cuir et d'une chemise ouverte sur le torse. Elle ne put s'empêcher de détailler une nouvelle fois son visage pâle aux traits parfaits, ses yeux marron finement ciselés et voilés par quelques mèches brunes rebelles... Il haussa un sourcil, un sourire légèrement moqueur naissant sur ses lèvres. Elle s'avança et prit sa main qu'elle baisa.
« Mon seigneur... »
Marius mit son index sous son menton afin qu'elle relève la tête. Puis il planta ses yeux droit dans les siens. Le cœur de la jeune fille rata un battement. Voilà... il avait envie de s'amuser. C'était ce regard droit et pénétrant qu'il utilisait toujours en ces moments, ce regard moqueur et insoutenable qui donnait l'impression de pouvoir pénétrer dans l'esprit de ses victimes complètement à sa merci. Au bout d'un moment, il lâcha finalement le menton de son interlocutrice et s'adossa à nouveau contre le dos de son trône de pierre froide, recouvert d'un drap de velours troué à quelques endroits.
« Princesse Olivia, lança-t-il de sa voix calme d'où perçait néanmoins une légère note de cynisme. Combien de fois dois-je vous répéter qu'il vous est interdit de quitter le manoir sans avoir prévenu quelqu'un au préalable ? Vous savez mieux que quiconque que certaines routes sont très mal fréquentées, et qu'il peut vite survenir malheur à une aussi charmante demoiselle que vous, qui se ballade toujours seule dans des lieux déserts... Voulez-vous continuer à encourir des risques, juste pour apercevoir Madame la Reine et en être verte d'envie à votre retour ? »
Olivia sentir le rouge lui monter aux joues.
« Je... je n'envie Mélusine en rien du tout ! »
Il émit un petit rire et se leva, passa délicatement une main sur sa joue.
« La jalousie vous donne des rides, ma mie, susurra-t-il. Cela nuit à votre joli visage. »
Son front se plissa légèrement tandis qu'il caressait sa joue.
« Tu sais très bien que je m'inquiète pour toi, dit-il avec douceur. Je ne voudrais surtout pas qu'il t'arrive quoi que ce soit. »
Olivia leva les yeux vers lui. Toute trace de supériorité avait désormais disparu du visage du brun pour laisser place à une singulière expression d'inquiétude et de tristesse. Il était sincère, elle le savait. Mais plus elle voyait ce regard tendre qu'il posait sur elle, plus elle ressentait une douleur lui comprimer la poitrine.
Elle se détourna et marcha lentement vers la fenêtre, évitant obstinément de voir le décor de la chambre de Marius, ces murs aux grossières pierres grises, ces poutres de bois moisissant au plafond, ces rideaux déchirés ou encore ce lit recouvert de magnifiques couvertures de fourrure, mais sous lesquelles il n'y avait qu'un tas de paille humide... Elle posa ses mains sur les rebords de la fenêtre aux vitres cassées. De grands arbres s'étendaient à perte de vue. En baissant la tête, elle vit la cour du manoir, un simple terrain boueux sur lequel se trouvait un petit puits entouré de plantes sauvages, et une misérable écurie faite de troncs d'arbres, trop petite pour abriter tous ces chevaux que Marius n'avait pas voulu abattre. Ce manoir en ruine perdu au beau milieu de la forêt était tout ce qui leur restait. Mais après tout, cela faisait partie du « jeu ».
« J'étais effectivement en ville, lâcha-t-elle sans se retourner vers le maître des lieux. Et j'ai bien revu cette détestable Mélusine. »
Marius ne bougeait pas et se contentait de fixer la longue cascade de cheveux couleur blé qui lui faisait face. Elle tentait de se donner un air indifférent, mais il devinait très bien à quel point elle souffrait.
« C'est si injuste..., murmura-t-elle, la voix légèrement chevrotante. Pourquoi a-t-il fallu que nous finissions ainsi ? Le peuple adule le couple royal, et ne se doute même pas que celui-ci a usurpé sa place... Le trône aurait dû nous revenir, n'est-ce pas ? »
Elle se tourna enfin vers lui, un triste sourire aux lèvres, comme pour attendre sa confirmation. Il acquiesça lentement d'un signe de tête.
« Toi, Marius, Seigneur d'Aequiem, et moi, Olivia, Princesse du Parc, reprit-elle avec plus de force, nous aurions pu être à cet instant attablés devant un somptueux repas, dans un magnifique palais, entourés de serviteurs qui n'attendraient qu'à nous servir... Mais Mélusine s'est bien arrangée. »
Elle émit un petit rire sec.
« Lors de nos fiançailles, elle a bien réussi à mettre le feu à notre palais et à éliminer tous les témoins, puis à prendre le pouvoir. Je ne comprends toujours pas comment un plan aussi aberrant ait pu fonctionner... Et nous, en plus d'avoir été dépourvus de nos droits, nous nous sommes retrouvés exilés ici, dans notre pavillon de chasse, coupés du monde extérieur ! »
La jeune blonde se tourna à nouveau vers la fenêtre, de fines larmes se rassemblant sous ses yeux. Marius cherchait des mots pour la réconforter, mais en vain. Il n'était que trop conscient que, peu importe ce qu'il dise ou fasse, ce ne serait jamais suffisant pour faire disparaître complètement la blessure qui rongeait sa compagne. Ce fut elle qui, finalement, brisa le silence pesant qui s'était installé entre eux :
« Il semblerait que le roi ait offert une nouvelle robe à sa dulcinée pour lui prouver une nouvelle fois son amour. »
Surpris par ce subit changement de ton, Marius ne mit néanmoins pas longtemps pour se ressaisir. Voilà donc où elle voulait en venir... Sa bouche s'étirant à nouveau en un large sourire, il se dirigea à son tour vers la fenêtre devant laquelle se tenait Olivia, lui tournant toujours le dos. Lentement, il prit ses longs cheveux ondulés entre ses mains et les laissa retomber dans son dos, puis se pencha vers son oreille et chuchota sur un ton doucereux :
« Serais-tu en train d'insinuer que je ne t'aime pas ? »
Olivia ferma les yeux en sentant le souffle chaud de Marius dans son cou, ses paumes se poser sur ses hanches pour l'attirer contre lui. Elle lâcha le rebord de la fenêtre pour entremêler ses doigts à ceux du brun.
« Tu n'as rien à envier à Mélusine, murmura-t-il de sa voix suave. J'ai façonné tes soldats de façon à ce qu'ils répondent à chacune de tes exigences. Si tel est ton désir, je t'offrirai une robe, et bien plus encore... Tu es ma reine, et je resterai à jamais ton fidèle pion. »
Elle tourna la tête de façon à ce qu'elle ne soit plus qu'à quelques centimètres de son visage, le gratifiant d'un regard affectueux.
« Je le sais bien, mon amour... Je ne compte plus les fois où tu as tué pour satisfaire mes désirs... »
Éclairée par la lumière de la lune, une calèche tirée par deux chevaux avançait tranquillement à travers la forêt sur une route étroite mais bien entretenue. Le vieux cocher inspira une bouffée d'air frais et regardait paisiblement la nature qui l'entourait tandis que seul le claquement régulier des sabots des chevaux sur le sol venait troubler la sérénité des lieux. Mais soudain, il lui parut apercevoir... un bras ? Il rajusta ses lunettes sur son nez.
Bon Dieu ! Il avait vu juste. Là, à l'ombre d'un buisson, il distinguait un bras, et une touffe de cheveux blonds en désordre. Un gémissement presque imperceptible parvint à ses vieilles oreilles, et il tira les brides.
« Hoo, doucement ! »
S'interrogeant sur cet arrêt inopiné, l'un des voyageurs, un marchand d'un certain âge à forte carrure, élégamment vêtu, passa la tête à travers l'une des fenêtres du carrosse.
« Que se passe-t-il, cocher ? Pourquoi vous arrêter ici ? »
Ce dernier pinta un index tremblant vers le corps qui gisait au sol.
« Là, monsieur... ! »
L'apercevant à son tour, le marchand ouvrit la portière et quitta la calèche pour se porter au secours de la personne qui, sentant une présence, émettait de faibles sons de détresse. Le bienfaiteur s'agenouilla à côté de ce jeune homme tremblant face contre terre, pauvrement vêtu et sale de boue, portant des égratignures sur ses bras nus. Après s'être assuré qu'il n'avait rien de cassé, il le retourna avec précautions sur le dos et le soutint.
« Mon ami, lança-t-il, soucieux. Que vous est-il arrivé ? Êtes-vous ci depuis longtemps ? »
Le blond fit une grimace de douleur et le regardait avec des yeux fiévreux. Il devait avoir au plus une vingtaine d'années, et dans quel était se retrouvait-il déjà ! Avec un effort presque surhumain, il parvint à articuler d'une voix rauque :
« Mon... cheval... emballé... Je suis tombé et... mal... la jambe gauche... »
L'homme passa une main sur son front.
« Vous êtes glacé, constata-t-il. Je vais vous amener en ville afin de vous soigner, et-
-Oh là, les belles robes et tout ce fric qu'y a dans le coffre ! Et matez la bonne dame dans la calèche ! »
Des rires s'élevèrent. Surpris, le marchand fit volte-face... Le vieux cocher était affalé sur son siège, une lame traversant sa poitrine. Les chevaux, qui commençaient à hennir nerveusement, étaient maîtrisés par deux personnes encapuchonnées. A l'intérieur du carrosse, sa femme et son fils étaient tenus en échec par d'autres brigands et restaient immobiles tels des statues... Le bout en acier d'un pistolet posé sur sa tempe le fit sursauter.
« Un geste et j'te descends », lui promit le blond soudainement réanimé.
Gardant l'arme pointée sur son détenu, il se leva et cria ses ordres à ses comparses :
« Surveillez les gens ! Faites attention aux chevaux et récupérez tout ce qui a de la valeur ! »
Tandis que les brigands s'affairaient et que la panique gagnait de plus en plus les victimes de l'embuscade, Marius suivait tranquillement le spectacle, dissimulé derrière un arbre. Les plaintes et suppliques qui parvenaient à ses oreilles le laissaient de marbre à présent. Il avait fini par comprendre que le monde dans lequel ils vivaient était impitoyable et ne faisait de cadeaux à personne. Alors, dans ce monde où les gens honnêtes se faisaient piétiner et où les malfrats parvenaient toujours à s'en sortir aux dépens des autres, il avait choisi de rejoindre le camp de ces derniers.
Soudain, des cris retentirent. La femme qui avait accompagné les voyageurs était parvenue à se libérer de ses liens et fuyait aussi vite que ses jambes dodues le lui permettaient, ses longs jupons se raccrochant aux basses branches qui lui barraient le passage. Le visage ruisselant de sueur, elle courait droit vers le grand pin derrière lequel se trouvait le meneur de la bande, ne se doutant pas de sa présence et espérant simplement y être hors de la vue des brigands. Elle n'était plus qu'à quelques pas de l'arbre lorsque la détonation d'une arme à feu retentit derrière elle.
La fugitive écarquilla les yeux lorsque la balle traversa son buste. Sans même avoir eu le temps de crier, elle s'affala lourdement à terre. Ce fut le silence, puis les cris de désespoir du marchand et du fils déchirèrent le calme de la nuit. Marius quitta sa cachette en essuyant du revers de la main le sang qui avait éclaboussé son visage et se baissa afin de considérer la dépouille. Sans sourciller, il souleva son buste maculé de rouge et entreprit de dénouer le magnifique collier de perles aux reflets corail qu'elle portait au cou.
Enfin, il se releva et observa ses compagnons qui, plus loin sur la route, avaient cessé leurs activités et le fixaient en attendant ses prochains ordres. Le jeune homme enjamba le corps inerte sans lui jeter un regard de plus et marcha droit devant, dépassant ses camarades. Arrivé à hauteur du blond, il s'arrêta et, sans se tourner vers lui, déclara calmement :
« Lucien, je te fais confiance pour t'occuper du reste. Arrange-toi pour que les corps et la calèche disparaissent, rapporte les objets de valeur et tue les chevaux. Nous organiserons un bon festin cette nuit. »
Ce dernier acquiesça et assigna des consignes aux autres brigands. Marius retrouva son étalon noir qui attendait derrière un gros rocher et l'enfourcha avant de lui donner un violent coup de talon au flanc. L'animal se cambra et partit à toute vitesse, frôlant des arbres de près dans l'obscurité.
Le jeune homme freina sa monture lorsqu'il vit les contours de la ruine se dessiner peu à peu dans la pénombre. Finalement, il atteignit la cour et resta un moment immobile sur le dos de l'étalon. Levant la tête, il crut apercevoir à la fenêtre de la chambre d'Olivia une ombre qui avait disparu au moment même où il l'avait entrevue. Il ferma les yeux, laissant le vent froid caresser son visage alors que sa main se resserrait autour du bijou dérobé dans la poche de son pantalon.
Oui... il avait choisi le camp des brigands et des meurtriers, mais ce n'avait pas été sa propre décision. Tout n'était que « leur jeu », une partie d'échecs où il était le roi et Olivia la reine. Et il savait très bien que, si le roi était la pièce la plus importante, la reine n'en restait pas moins celle qui, finalement, avait le pouvoir d'engloutir tous les autres pions et de dominer le jeu.
La foule excitée se mit à parler en désordre lorsque le carrosse doré apparut au coin de la rue. Précédant la calèche, des chevaliers drapés dans de longues capes vermeil talonnaient leurs majestueux destriers et écartaient les gens qui cherchaient en vain à s'approcher. Doucement, le carrosse avançait parmi le peuple, ses reflets d'or luisant au soleil, ses portières arborant fièrement l'insigne royal représentant un aigle aux ailes déployées posé sur une coupe.
Le cocher tira les brides et les deux palefrois blancs attelés au char s'arrêtèrent à hauteur de la grille du couvent devant laquelle attendait la mère supérieure entourée de deux jeunes sœurs. Tandis que les chevaliers formaient une barrière autour du carrosse afin de le protéger, un valet portant la livrée royale vint ouvrir la porte.
Le silence se fit soudainement, chacun attendait l'apparition de la reine. Puis, lentement, un pied chaussé de pierres précieuses se posa à terre, suivi de longs pans de vêtements. On aperçut un élégant chapeau sous lequel paraissaient des anglaises couleur ébène, tombant délicatement sur des épaules pâles et dénudées. Enfin, la silhouette gracieuse de la souveraine se dévoila en entier. Vêtue d'une somptueuse robe émeraude brodée de fils d'or et de dentelle, la reine salua son peuple d'un signe de main distingué, ses yeux couleur ambre doré parcourant l'assemblée tandis qu'un sourire bienveillant ornait ses lèvres.
« La reine... longue vie à la reine !
-Elle est si généreuse ! C'est elle qui a fait construire ce couvent pour jeunes filles, et c'est pour ça qu'il porte son nom : couvent Sainte Mélusine !
-Elle est belle, et gentille en plus ! Et regardez sa robe ! Il paraît que le roi a fait appel aux meilleurs couturiers du royaume pour lui confectionner cette robe pour célébrer sa troisième année de règne ! »
Sous les acclamations, la reine avançait tranquillement, entourée de son escorte. Lorsqu'elle fut arrivée devant la mère supérieure, celle-ci s'empressa d'effectuer une profonde révérence qui témoignait tout le respect et l'admiration qu'elle lui portait.
« Ma reine, soyez la bienvenue. »
Cette dernière posa doucement une main sur le bras de la religieuse afin de la faire relever. Puis, toujours avec un sourire serein, elle s'informa des dernières nouvelles, si les jeunes sœurs avaient bien étudié, si...
Sale vipère.
Sans que quiconque n'y prête attention, une silhouette se détacha de la foule et quitta la place animée pour regagner une étroite ruelle déserte à l'exception de quelques mendiants assis à terre et tendant leurs mains aux rares passants. D'un pas rapide, la personne passa devant eux sans même leur jeter un seul regard. Elle était irritée. Pourquoi était-elle venue en ville ? Pour voir cette détestable Mélusine, reine du royaume, cette odieuse garce qui se faisait passer pour une sainte en érigeant un couvent et qui, en secret, entretenait une liaison avec un ministre ?
Une brève rafale de vent s'éleva, repoussant le capuche qui avait recouvert les longs cheveux couleur blé de la jeune fille. Énervée, elle atteignit l'orée des bois et s'arrêta devant un petit étang à côté duquel broutait tranquillement un cheval à la robe grise. La demoiselle s'assit dans l'herbe pour se pencher lentement au-dessus de l'eau et y contempler son reflet. Elle avait un joli visage avec de grands yeux noisette, une taille élancée, de longs cheveux ondulés d'un rare éclat doré qui lui arrivaient jusqu'à la taille, et elle portait une magnifique orbe de soie rubis. Lors de ses promenades, on lui disait souvent qu'elle était belle. Cela n'était-il pas suffisant pour être reine ? Après un court moment de réflexion, elle esquissa un sourire et tenta de reproduire cet élégant signe de main qu'effectuait toujours la reine en saluant le peuple.
Elle soupira et jeta un caillou dans l'eau, dissipant ainsi son reflet. A quoi bon ces rêveries inutiles ? Elle ne pourrait jamais goûter à cette vie luxueuse et insouciante dont jouissait la reine. Mais ce n'était pas grave, elle était heureuse, parce qu'elle avait Marius...
Subitement, elle bondit sur ses pieds et sauta sur le dos du cheval qui émit un hennissement étonné avant de partir au galop. Tandis que les arbres défilaient à toute allure et que le vent sifflait à ses oreilles, les traits de la jeune fille se détendirent peu à peu. Ah... Marius allait encore la gronder.
« Où étiez-vous passée ? »
La jeune blonde referma doucement la porte de bois humide derrière elle, prenant tout son temps. Le ton de Marius ne laissait paraître ni colère, ni inquiétude. Il était dégagé, comme s'il parlait de la pluie et du beau temps. Lentement, elle se retourna pour faire face au jeune homme qui siégeait avec une élégance désinvolte sur son trône, vêtu d'un simple pantalon de cuir et d'une chemise ouverte sur le torse. Elle ne put s'empêcher de détailler une nouvelle fois son visage pâle aux traits parfaits, ses yeux marron finement ciselés et voilés par quelques mèches brunes rebelles... Il haussa un sourcil, un sourire légèrement moqueur naissant sur ses lèvres. Elle s'avança et prit sa main qu'elle baisa.
« Mon seigneur... »
Marius mit son index sous son menton afin qu'elle relève la tête. Puis il planta ses yeux droit dans les siens. Le cœur de la jeune fille rata un battement. Voilà... il avait envie de s'amuser. C'était ce regard droit et pénétrant qu'il utilisait toujours en ces moments, ce regard moqueur et insoutenable qui donnait l'impression de pouvoir pénétrer dans l'esprit de ses victimes complètement à sa merci. Au bout d'un moment, il lâcha finalement le menton de son interlocutrice et s'adossa à nouveau contre le dos de son trône de pierre froide, recouvert d'un drap de velours troué à quelques endroits.
« Princesse Olivia, lança-t-il de sa voix calme d'où perçait néanmoins une légère note de cynisme. Combien de fois dois-je vous répéter qu'il vous est interdit de quitter le manoir sans avoir prévenu quelqu'un au préalable ? Vous savez mieux que quiconque que certaines routes sont très mal fréquentées, et qu'il peut vite survenir malheur à une aussi charmante demoiselle que vous, qui se ballade toujours seule dans des lieux déserts... Voulez-vous continuer à encourir des risques, juste pour apercevoir Madame la Reine et en être verte d'envie à votre retour ? »
Olivia sentir le rouge lui monter aux joues.
« Je... je n'envie Mélusine en rien du tout ! »
Il émit un petit rire et se leva, passa délicatement une main sur sa joue.
« La jalousie vous donne des rides, ma mie, susurra-t-il. Cela nuit à votre joli visage. »
Son front se plissa légèrement tandis qu'il caressait sa joue.
« Tu sais très bien que je m'inquiète pour toi, dit-il avec douceur. Je ne voudrais surtout pas qu'il t'arrive quoi que ce soit. »
Olivia leva les yeux vers lui. Toute trace de supériorité avait désormais disparu du visage du brun pour laisser place à une singulière expression d'inquiétude et de tristesse. Il était sincère, elle le savait. Mais plus elle voyait ce regard tendre qu'il posait sur elle, plus elle ressentait une douleur lui comprimer la poitrine.
Elle se détourna et marcha lentement vers la fenêtre, évitant obstinément de voir le décor de la chambre de Marius, ces murs aux grossières pierres grises, ces poutres de bois moisissant au plafond, ces rideaux déchirés ou encore ce lit recouvert de magnifiques couvertures de fourrure, mais sous lesquelles il n'y avait qu'un tas de paille humide... Elle posa ses mains sur les rebords de la fenêtre aux vitres cassées. De grands arbres s'étendaient à perte de vue. En baissant la tête, elle vit la cour du manoir, un simple terrain boueux sur lequel se trouvait un petit puits entouré de plantes sauvages, et une misérable écurie faite de troncs d'arbres, trop petite pour abriter tous ces chevaux que Marius n'avait pas voulu abattre. Ce manoir en ruine perdu au beau milieu de la forêt était tout ce qui leur restait. Mais après tout, cela faisait partie du « jeu ».
« J'étais effectivement en ville, lâcha-t-elle sans se retourner vers le maître des lieux. Et j'ai bien revu cette détestable Mélusine. »
Marius ne bougeait pas et se contentait de fixer la longue cascade de cheveux couleur blé qui lui faisait face. Elle tentait de se donner un air indifférent, mais il devinait très bien à quel point elle souffrait.
« C'est si injuste..., murmura-t-elle, la voix légèrement chevrotante. Pourquoi a-t-il fallu que nous finissions ainsi ? Le peuple adule le couple royal, et ne se doute même pas que celui-ci a usurpé sa place... Le trône aurait dû nous revenir, n'est-ce pas ? »
Elle se tourna enfin vers lui, un triste sourire aux lèvres, comme pour attendre sa confirmation. Il acquiesça lentement d'un signe de tête.
« Toi, Marius, Seigneur d'Aequiem, et moi, Olivia, Princesse du Parc, reprit-elle avec plus de force, nous aurions pu être à cet instant attablés devant un somptueux repas, dans un magnifique palais, entourés de serviteurs qui n'attendraient qu'à nous servir... Mais Mélusine s'est bien arrangée. »
Elle émit un petit rire sec.
« Lors de nos fiançailles, elle a bien réussi à mettre le feu à notre palais et à éliminer tous les témoins, puis à prendre le pouvoir. Je ne comprends toujours pas comment un plan aussi aberrant ait pu fonctionner... Et nous, en plus d'avoir été dépourvus de nos droits, nous nous sommes retrouvés exilés ici, dans notre pavillon de chasse, coupés du monde extérieur ! »
La jeune blonde se tourna à nouveau vers la fenêtre, de fines larmes se rassemblant sous ses yeux. Marius cherchait des mots pour la réconforter, mais en vain. Il n'était que trop conscient que, peu importe ce qu'il dise ou fasse, ce ne serait jamais suffisant pour faire disparaître complètement la blessure qui rongeait sa compagne. Ce fut elle qui, finalement, brisa le silence pesant qui s'était installé entre eux :
« Il semblerait que le roi ait offert une nouvelle robe à sa dulcinée pour lui prouver une nouvelle fois son amour. »
Surpris par ce subit changement de ton, Marius ne mit néanmoins pas longtemps pour se ressaisir. Voilà donc où elle voulait en venir... Sa bouche s'étirant à nouveau en un large sourire, il se dirigea à son tour vers la fenêtre devant laquelle se tenait Olivia, lui tournant toujours le dos. Lentement, il prit ses longs cheveux ondulés entre ses mains et les laissa retomber dans son dos, puis se pencha vers son oreille et chuchota sur un ton doucereux :
« Serais-tu en train d'insinuer que je ne t'aime pas ? »
Olivia ferma les yeux en sentant le souffle chaud de Marius dans son cou, ses paumes se poser sur ses hanches pour l'attirer contre lui. Elle lâcha le rebord de la fenêtre pour entremêler ses doigts à ceux du brun.
« Tu n'as rien à envier à Mélusine, murmura-t-il de sa voix suave. J'ai façonné tes soldats de façon à ce qu'ils répondent à chacune de tes exigences. Si tel est ton désir, je t'offrirai une robe, et bien plus encore... Tu es ma reine, et je resterai à jamais ton fidèle pion. »
Elle tourna la tête de façon à ce qu'elle ne soit plus qu'à quelques centimètres de son visage, le gratifiant d'un regard affectueux.
« Je le sais bien, mon amour... Je ne compte plus les fois où tu as tué pour satisfaire mes désirs... »
Éclairée par la lumière de la lune, une calèche tirée par deux chevaux avançait tranquillement à travers la forêt sur une route étroite mais bien entretenue. Le vieux cocher inspira une bouffée d'air frais et regardait paisiblement la nature qui l'entourait tandis que seul le claquement régulier des sabots des chevaux sur le sol venait troubler la sérénité des lieux. Mais soudain, il lui parut apercevoir... un bras ? Il rajusta ses lunettes sur son nez.
Bon Dieu ! Il avait vu juste. Là, à l'ombre d'un buisson, il distinguait un bras, et une touffe de cheveux blonds en désordre. Un gémissement presque imperceptible parvint à ses vieilles oreilles, et il tira les brides.
« Hoo, doucement ! »
S'interrogeant sur cet arrêt inopiné, l'un des voyageurs, un marchand d'un certain âge à forte carrure, élégamment vêtu, passa la tête à travers l'une des fenêtres du carrosse.
« Que se passe-t-il, cocher ? Pourquoi vous arrêter ici ? »
Ce dernier pinta un index tremblant vers le corps qui gisait au sol.
« Là, monsieur... ! »
L'apercevant à son tour, le marchand ouvrit la portière et quitta la calèche pour se porter au secours de la personne qui, sentant une présence, émettait de faibles sons de détresse. Le bienfaiteur s'agenouilla à côté de ce jeune homme tremblant face contre terre, pauvrement vêtu et sale de boue, portant des égratignures sur ses bras nus. Après s'être assuré qu'il n'avait rien de cassé, il le retourna avec précautions sur le dos et le soutint.
« Mon ami, lança-t-il, soucieux. Que vous est-il arrivé ? Êtes-vous ci depuis longtemps ? »
Le blond fit une grimace de douleur et le regardait avec des yeux fiévreux. Il devait avoir au plus une vingtaine d'années, et dans quel était se retrouvait-il déjà ! Avec un effort presque surhumain, il parvint à articuler d'une voix rauque :
« Mon... cheval... emballé... Je suis tombé et... mal... la jambe gauche... »
L'homme passa une main sur son front.
« Vous êtes glacé, constata-t-il. Je vais vous amener en ville afin de vous soigner, et-
-Oh là, les belles robes et tout ce fric qu'y a dans le coffre ! Et matez la bonne dame dans la calèche ! »
Des rires s'élevèrent. Surpris, le marchand fit volte-face... Le vieux cocher était affalé sur son siège, une lame traversant sa poitrine. Les chevaux, qui commençaient à hennir nerveusement, étaient maîtrisés par deux personnes encapuchonnées. A l'intérieur du carrosse, sa femme et son fils étaient tenus en échec par d'autres brigands et restaient immobiles tels des statues... Le bout en acier d'un pistolet posé sur sa tempe le fit sursauter.
« Un geste et j'te descends », lui promit le blond soudainement réanimé.
Gardant l'arme pointée sur son détenu, il se leva et cria ses ordres à ses comparses :
« Surveillez les gens ! Faites attention aux chevaux et récupérez tout ce qui a de la valeur ! »
Tandis que les brigands s'affairaient et que la panique gagnait de plus en plus les victimes de l'embuscade, Marius suivait tranquillement le spectacle, dissimulé derrière un arbre. Les plaintes et suppliques qui parvenaient à ses oreilles le laissaient de marbre à présent. Il avait fini par comprendre que le monde dans lequel ils vivaient était impitoyable et ne faisait de cadeaux à personne. Alors, dans ce monde où les gens honnêtes se faisaient piétiner et où les malfrats parvenaient toujours à s'en sortir aux dépens des autres, il avait choisi de rejoindre le camp de ces derniers.
Soudain, des cris retentirent. La femme qui avait accompagné les voyageurs était parvenue à se libérer de ses liens et fuyait aussi vite que ses jambes dodues le lui permettaient, ses longs jupons se raccrochant aux basses branches qui lui barraient le passage. Le visage ruisselant de sueur, elle courait droit vers le grand pin derrière lequel se trouvait le meneur de la bande, ne se doutant pas de sa présence et espérant simplement y être hors de la vue des brigands. Elle n'était plus qu'à quelques pas de l'arbre lorsque la détonation d'une arme à feu retentit derrière elle.
La fugitive écarquilla les yeux lorsque la balle traversa son buste. Sans même avoir eu le temps de crier, elle s'affala lourdement à terre. Ce fut le silence, puis les cris de désespoir du marchand et du fils déchirèrent le calme de la nuit. Marius quitta sa cachette en essuyant du revers de la main le sang qui avait éclaboussé son visage et se baissa afin de considérer la dépouille. Sans sourciller, il souleva son buste maculé de rouge et entreprit de dénouer le magnifique collier de perles aux reflets corail qu'elle portait au cou.
Enfin, il se releva et observa ses compagnons qui, plus loin sur la route, avaient cessé leurs activités et le fixaient en attendant ses prochains ordres. Le jeune homme enjamba le corps inerte sans lui jeter un regard de plus et marcha droit devant, dépassant ses camarades. Arrivé à hauteur du blond, il s'arrêta et, sans se tourner vers lui, déclara calmement :
« Lucien, je te fais confiance pour t'occuper du reste. Arrange-toi pour que les corps et la calèche disparaissent, rapporte les objets de valeur et tue les chevaux. Nous organiserons un bon festin cette nuit. »
Ce dernier acquiesça et assigna des consignes aux autres brigands. Marius retrouva son étalon noir qui attendait derrière un gros rocher et l'enfourcha avant de lui donner un violent coup de talon au flanc. L'animal se cambra et partit à toute vitesse, frôlant des arbres de près dans l'obscurité.
Le jeune homme freina sa monture lorsqu'il vit les contours de la ruine se dessiner peu à peu dans la pénombre. Finalement, il atteignit la cour et resta un moment immobile sur le dos de l'étalon. Levant la tête, il crut apercevoir à la fenêtre de la chambre d'Olivia une ombre qui avait disparu au moment même où il l'avait entrevue. Il ferma les yeux, laissant le vent froid caresser son visage alors que sa main se resserrait autour du bijou dérobé dans la poche de son pantalon.
Oui... il avait choisi le camp des brigands et des meurtriers, mais ce n'avait pas été sa propre décision. Tout n'était que « leur jeu », une partie d'échecs où il était le roi et Olivia la reine. Et il savait très bien que, si le roi était la pièce la plus importante, la reine n'en restait pas moins celle qui, finalement, avait le pouvoir d'engloutir tous les autres pions et de dominer le jeu.